Luc Fortin, Lubie décembre 1998
Par un matin gris et frileux, j’ai commencé ma journée « chez Suzanne » avec mes bons copains. Il y avait déjà quelque temps qu’on ne s’était vus. On avait beaucoup à se dire et le temps passait doucement, comme la lumière qui baignait la ville. Au sortir nous avons marché rue Sainte-Anne puis avons piqué dans une cour en direction de la Bouquinerie Jacques-Cartier. Les volets verts fermés nous ont rappelé que c’était dimanche, mais la curiosité nous a poussé à nous attarder un peu devant la vitrine. Il régnait dans ce secteur une ambiance unique que j’aime sentir en marchant tranquillement. Les trottoirs encore enneigés absorbaient le son de nos pas. Les troncs noirs se découpaient sur la neige immaculée. Nos voix se perdaient dans la rumeur étouffée des voitures.
De coin de rue en coin de rue, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une toute petite rue dont j’ignorais totalement l’existence : une ruelle bordée de toutes petites maisons serrées les unes contre les autres dans un joyeux désordre. Sans le feuillage des immenses arbres dans les cours arrière , je voyais pour la première fois des murs de bois soutenant les terrains de la rue plus haut, les talus abrupts, les clôtures déglinguées, les lucarnes enneigées sur les petites toitures de métal, les galeries qui pendaient littéralement dans la rue. On se serait cru en 1940. C’était formidable. Quelle surprise, quelle émotion de revivre un morceau d’histoire ! Telle une photographie jaunie, aux coins retroussés, bien vivante celle-là, empreinte d’authenticité.
Nous avons poursuivi notre excursion urbaine dans les rues en bas de la track. Saint-Anne, Bossé, Lévesque, Savard, Petit, Saint-Hubert. Issu de la Côte-de-la-Réserve et ayant grandi où l’on « tire des roches », je m’étonne de me trouver parfois étranger dans ma ville. Rien ne vaut la promenade à pied pour apprécier les tas de petites choses qui font la qualité de la vie de ces lieux. D’habitude en passant en voiture je peste contre les feux de circulation dont le synchronisme fait gravement défaut. Je remarque en passant une façade rajeunie, un parc ou un trou laissé par un incendie mais rarement ai-je pris le temps d’observer, au rythme du piéton, le fers forgés, les détails de boiserie, les maçonneries, les portes d’entrée et tant de détails autrement invisibles.
Nous avons donc marché près d’une heure, traînant la patte et entrant dans les brocantes pour fouiner et nous réchauffer un peu. Il n’y a pas que de belles choses , à n’en point douter, dans ces quartiers modestes. Les atteintes à l’intégrité sont légion, le clabord règne en maître et les maudits toits mansards des années 70 couronnent le tout. Malgré tout, rien n’est perdu. La ré-appropriation des immeubles par des jeunes s’opère peu à peu, bon vouloir aidant. La qualité architecturale d’origine est demeurée dans la plupart des cas à plus ou moins un centimètre de la surface, sous ces maquillages bon marché, derrière le simulacre de rénovation. Des défenseurs du patrimoine, il en existe, et de plus en plus. J’en suis un et peut-être en êtes-vous?
Au-delà des artères en bitume, il subsiste une part de notre identité et de notre réalité. Mes amis m’ont parlé de l’Association Patrimoine Chicoutimi, un regroupement bénévole qui s’est donné pour mission de protéger les acquis, c’est-à-dire le patrimoine sous toutes ses facettes : arbres, murs de pierre, immeubles, monuments, artisanat, environnement naturel. Tout ce dont Chicoutimi regorge. Par des interventions rapides, il sera peut-être possible d’éviter des pertes irréparables. Ce regroupement souhaite établir une collaboration démocratique avec quiconque en mesure de développer le secteur, de le protéger, de l’améliorer. Il s’agit d’une initiative louable qui, je l’espère, bourgeonnera et portera fruit. Chemin faisant, nous sillonnons les rues désertes, passant devant des boutiques et des commerces qu’on ne voit pas au volant d’une auto mais qui vivent pour le bien du quartier et qui méritent pour témérité qu’on les encourage. Une simple ballade bucolique en pleine ville, pourquoi pas, et plus souvent aussi. Je constate avec tristesse qu’il n’y a plus d’arbres le long de plusieurs rues. L’auto a tout pris. Et il en coûterait si peu pour rendre au quartier ce qui lui manque de charme, de chaleur. Rien qu’en fermant les yeux, nous entendons le vent dans les branches et les enfants qui jouent. Il est encore tôt et le soleil refuse obstinément de poindre. Les pieds dans la gadoue, nous rentrons enfin chacun chez soi, les pieds mouillés avec dans le cœur la vive émotion d’avoir en un instant traversé le temps.