Il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte que depuis quelque dix ans, le paysage du centre-ville de Chicoutimi s’est métamorphosé peu à peu. Grâce à la générosité d’un vigoureux programme de subvention( attention; texte rédigé en 1995), les propriétaires d’immeubles n’ont pas tardé à se presser et à inscrire leur nom sur la longue liste des projets potentiels. Car ils sont nombreux les immeubles décrépits, abandonnés aux caprices du climat et aux sévices de locataires parfois malveillants.
On a vu par le passé d’autres programmes de ce genre proposer contre des dollars des rénovations de pacotille. En ce temps-là, on visait l’économie d’énergie à tout prix. Le résultat fut dans bien des cas extrêmement navrant. On a pu assister alors à la disparition d’une foule de bâtiments patrimoniaux derrière des isolants roses, jaunes ou bleus, le tout aseptisé par du « clabord » ou de la tôle émaillée. C’était les années 70-80, la crise du pétrole et la récession. Depuis cette décennie, dans sa période post-olympienne et jusqu’à tout récemment, le pire était possible en fait de rénovation irrévérencieuses. Combien ont sombré dans le post-modernisme à la con, le pastiche de bas étage et autre crémage superficiel ? Tout pour être « In ».
Aujourd’hui le vent a tourné…un peu. Conscients du rôle culturel que les architectes ont à jouer dans la société en produisant un héritage collectif durable auquel une population peut s’identifier, et supportés par des fonds suffisants, on ne peut que constater dans nos rues le respect accordé à certaines structures de bonne qualité. Les programmes s’adressant en particulier au logement dans les vieux quartiers montrent des résultats plus d’une fois probants. Le lieu habité constitue en soi le premier contact d’un individu avec l’architecture. Le langage architectural utilisé couramment, j’en arrive au propos premier de ce texte, doit-il se calquer sur le langage de l’occupant ? Ma question est profonde. La pauvreté du français au Québec qui résulte, on le sait, d’une foule de circonstances « historico-économico-sociales », peut devenir un handicap faute de pouvoir assurer une libre circulation des idées et surtout des concepts abstraits riches en subtilités. Les mots que nous utilisons pour décrire les réalités de la vie et du monde ont évolué avec les siècles parce que le monde a changé. La richesse ou la pauvreté du vocabulaire et la clarté de la syntaxe expriment-elles la richesse, la pauvreté et la clarté de la pensée?
Combien de fois ai-je entendu dire « une » escalier, « une » édifice, une poutre désignant une colonne, un « lormier » au lieu de larmier, un « solfite » au lieu de soffite, et quel jargon sur les chantiers! Il s’agit d’une langue imprécise, au point où l’interlocuteur doit décoder et approximer le message. Le « meneu-meneu informe » dont parle Georges Dor * se traduit-il inévitablement par une communication approximative, inexacte, incomplète? « C’pas grave, y m’comprend »….
L’architecture se construit elle aussi avec un langage dont les éléments qui entrent dans la composition sont les proportions, les volumes, les éléments architectoniques tels les poutres, colonnes, les pleins, les vides, les textures, couleurs, le rythme, les ombres, la lumière, les rapports entre ces éléments, d’artisanats divers etc. La maîtrise de ce langage formera idéalement une œuvre sensible remplie d’une poésie. L’absence de maîtrise de ce langage entraînera-t-elle inévitablement une architecture quelconque et informe, une poésie que n’émeut personne? Poser la question est y répondre…. Il arrive que certains trouvent le mot juste, la phrase percutante qui fait l’unanimité et qui rassemble. Compositeurs, écrivains, architectes, la culture au sens large inclut ce qui nous définit par rapport à d’autres. J’en arrive à me demander si la culture inclut aussi ce que l’on ignore et nie, sciemment ou non. Car cette ignorance, ou négation, nous définit aussi. Elle est gravée dans nos œuvres artistiques.
Il se dessine aussi une tendance à l’éphémère, au sans entretien, au « ici et maintenant » qui nie toute continuité avec une tradition ni retour périodique sur le passé. Une fois le geste de construire achevé, on use l’oeuvre jusqu’au moment où il faudra la détruire pour recommencer encore et encore. On fait table rase du passé au lieu d’entretenir le patrimoine, on annihile, on remplace, on n’assume pas la responsabilité de préserver ce que d’autres ont fait, ce en quoi d’autres avant nous ont cru. On ne consolide plus les avoirs, en fait on ne bâtit rien de solide. Est-ce notre façon de construire demain, est-ce là notre culture, notre héritage ? Où sont les beaux édifices d’autrefois, les belles chansons ?
Ainsi d’autres que moi ont défini la culture de belle manière, comme étant le rapport qu’établit un sujet avec le monde dans lequel il évolue, ou encore l’accomplissement intellectuel et spirituel de l’individu, son accès à la prise de conscience de soi et du monde, préalable à l’exercice du jugement et du sens critique. La culture désigne aussi dans un sens plus commun l’action de cultiver la terre. Cette dernière définition demeure empreinte d’effort et de souffrance, mais aussi d’espoir en la moisson. C’est l’ancien séminariste qui parle.
L’architecte évolue donc en marchant sur des œufs, il jongle avec des notions hypersensibles au Québec, déchiré entre un consumérisme débridé et une recherche incessante de son identité.
L’architecte, en s’inspirant de son histoire régionale, peut identifier les caractéristiques locales et s’il le désire, élaborer un langage architectural particulier. L’architecte peut s’en servir à son tour pour la mettre en valeur et non pour la réduire ou la répéter aveuglément. Il doit y puiser l’esprit du moment et du lieu, et en dégager les paradoxes art-technique, individus-collectivité, poésie-rationalisme, tradition-innovation et les juger sans complaisance.
Le langage architectural constitue de fait un outil fort d’approbation et d’identification. L’architecte devient un artisan de l’humanisme, un acteur social. Les mots issus de nos bouches, la teneur de nos propos, la clarté des idées et même le ton de nos voix véhiculent une façon d’être et de voir la vie. L’architecture qui se pratique ici est-elle à la hauteur? Le langage architectural est-il assez riche et varié, exprime-t-il par ses nuances vraiment nos valeurs? Comment s’insère l’innovation, tel un nouveau mot, dans notre communication verbale hésitante ? Devenir fort de plus de connaissances, dans le respect d’un patrimoine architectural retrouvé, d’une valeur certaine, dans un cadre de vie qui nous façonne et qui nous plaît, voilà ce que veut dire « avoir envie de soi ».
* Georges Dor, Anna braillé ène shot, Lanctôt Éditeur, 1996, 191 pages.